L’usine Le Polystyrène a fermé, mon père trouva un emploi aux Fonderies de Saint-Nazaire à Penhoët. Probablement pour éviter des frais de transport trop importants nous déménageâmes au Pré-Gras.
Les premiers logements de cette cité furent ceux des ouvriers écossais venus avec John Scott en 1862 pour implanter un chantier naval à Penhoët. Juste après la guerre, dès 1945, on y installa des bungalows dans l’attente de la reconstruction de la ville anéantie par les bombardements. Un provisoire qui perdura jusqu’en 1970.
C’était le quartier populaire par excellence, habité par des ouvriers du Chantiers ou de Sud-Aviation les deux plus gros pourvoyeurs de travail de Saint-Nazaire.
Notre impasse était bordée à gauche et à droite de bungalows posés dans leur longueur, à droite deux maisons Scott avaient perduré. La route se terminait sur un terrain vague, notre aire de jeu favorite, bordé par un ancien terrain militaire allemand que nous appelions «La côte » avec des blockhaus recouverts de végétation, derrière celui-ci le chantier naval.
Chaque bungalow était séparé par le milieu en deux appartements avec une porte d’entrée sur les pignons. Pas de salle de bain, les toilettes étaient dans la cour. Notre maison portait le n°1033B.
Le tour de France
Il y a des souvenirs d’enfance qui marquent toute une vie. Ce jour là, ma mère m’a demandé de rester à l’intérieur de la maison mais me faire tenir tranquille était difficile. Au bout d’une heure de supplications, elle m’a autorisé à rester dans le jardin à condition de ne pas faire de bruit. Bien entendu promesse fut faite.
Mon jeu favori était le « Tour de France » pratiqué sur une route tracée à la main dans la poussière avec des figurines représentant des coureurs cyclistes. Leur position respective était liée au point d’arrivée d’une bille poussée de loin en loin par une chiquenaude.
Le premier quart d’heure était consacré à la création du circuit et je restai plutôt calme. J’avais remarqué des va-et-vient dans la cour de la maison d’à côté, les gens rentraient, sortaient, tous avaient un visage grave. Ma mère apparaissait de temps en temps sur le seuil de la maison, jetait un coup d’œil vers la maison voisine, se tournait vers moi, posait son doigt sur la bouche pour que je fisse silence.
Le circuit terminé je me mis à jouer. Comme tous les garçons de cet âge je commentais la course comme il se doit en imitant le journaliste de la radio, le bruit des motos suiveuses et les cris de la foule massée sur le bord de la route. Les « Pousse sur les pédales mon gars » , les « vroum-vroum » , les « Le maillot jaune est tombé ! » emplirent rapidement le jardin.
En quelques secondes ma mère me prit sous son bras et très vite rentra dans la maison en faisant fi de mes cris et protestations.
Elle me réprimanda et me dit qu’à côté il se passait quelque chose de grave et que je devais me tenir tranquille.
Lorsque je fus calmé, elle me prit dans ses bras et retourna sur le seuil de notre maison. Alors je vis sortir, de chez les voisins, porté par deux hommes en noir, un petit cercueil et compris que ma petite copine était décédée. Ma mère me serra un peu plus fort.
Quelques jours auparavant son père l’avait amenée, enveloppée dans une couverture, près de notre clôture. Je suis allé lui cueillir un brugnon, j’ignorais que c’était un au-revoir.
Cinquante ans après je pense à elle parfois en me disant combien j’ai eu de la chance de vivre tant de choses…