Notre rue était un microcosme du monde ouvrier de l’époque : avec ses familles plus ou moins nombreuses, ses retraités, son veuf et son fils, ses gens seuls, son buveur invétéré et violent. Certains un peu plus dans la misère que d’autres, toujours essayant, pour la plupart dignement, de survivre.
Les femmes de cette époque ne travaillaient pas et s’évertuaient à donner le meilleur d’elles-mêmes pour leur mari, leurs enfants, la maison : cousant, reprisant, briquant, astiquant, calculant toujours pour arriver à la fin de la quinzaine, attendant le payeur des allocations familiales, tricotant des pull-overs toujours sur le même patron en attendant que le mari, fatigués après huit heures de travail six jours sur sept, s’endorme pour éviter quelques assauts amoureux.
Toujours en bleu de travail, uniforme de sa condition mais fier de le porter, il était manœuvre, soudeur, traceur de coque ou mécanicien à bord des navires du chantier naval jardinant, bricolant, toujours affairés.
Puis Il y avait les enfants heureux et libres, criant, piaillant dans la rue et les terrains vagues alentours qui étaient leurs domaines d‘aventures et de jeux. On s’occupait peu de savoir où ils étaient, il fallait simplement qu’ils soient à l’heure aux repas.
De l’entraide, de l’amitié ? Pas plus, pas moins qu’ailleurs. Chacun compatissant au malheur des autres en priant Dieu que rien ne leur arrive ou parfois pleurant d’abord sur eux-mêmes en extrapolant que cela pourrait leur arriver. Et quand par malheur la maladie s’insinuait, la misère arrivait par la grande porte pour les moins lotis.
Une soirée mouvementée
Mon père ce soir là était rentré très fatigué, pâle et chancelant. Il s’alita immédiatement. L’inquiétude était grande dans la maison. Ma mère allait et venait de la chambre à la cuisine. Elle avait appelé le Docteur Samama en allant téléphoner à la boucherie Barré à l’entrée de la rue, seul endroit où on pouvait trouver un téléphone.
Jamais je ne l’avais vu couché à cette heure de la journée. Inconsciemment je m’attendais à quelque chose de grave. Je m’assis sur une chaise non loin de lui.
Puis d’un coup, il fut pris de vomissement et un flot de sang inonda les draps blancs et le parquet. Je criais et me mis à pleurer et tout de suite il me dit « Ne t’affole pas, ce n’est rien, ce n’est rien » Sa tête retomba sur l’oreiller et il esquissa un sourire pour me rassurer.
Un second flot de sang s’écoula dans une cuvette que ma mère avait été cherchée. J’avais le sentiment que sa vie s’en allait dans ce récipient.
Alors, les doigts entrelacés pressant de toutes mes forces ma poitrine, les yeux fermés comme pour fuir cette vision cauchemardesque, je me suis mis à prier, prier avec ferveur comme par la suite je n’ai jamais prié, toute mon âme, tout mon être envoyait vers cette divinité une demande, une faveur, une supplication de repousser la mort. J’enchainais les Je vous salue Marie, et les Notre Père. Je n’entendais plus ma mère qui me demandait de quitter la pièce. Puis tout s’enchaina rapidement, le docteur arriva, l’ambulance, Madame Barré vint nous chercher mon frère et moi pour nous emmener diner en attendant le retour de ma mère de l’hôpital.
Nous nous retrouvâmes dans une cuisine claire et spacieuse. Tout en mangeant, je parcourais du regard cet univers fort différent, plus moderne. Je remarquais l’eau chaude et froide sur l’évier, la gazinière. Un autre étonnement nous buvions de l’eau de Vichy avec une larme de vin. Ils étaient jeunes et sans enfants et leur prévenance et leur gentillesse sont restées gravées dans ma mémoire.
Ma mère attendit longtemps dans la salle d’attente et l’arrivée de la sœur infirmière avec le Docteur Samama lui fit comprendre tout de suite que le pire était à craindre.
« Faites votre lit, dans une heure on vous le ramène ! » dit-elle sans ambages.
« Je ne crois pas ma sœur, avec ce que je lui ai donné il passera la nuit. » répondit-il plutôt sèchement.
Il ramena ma mère désemparée à la maison.
Mon père survit et une longue période d’hospitalisation commença. Ma mère allait le voir chaque jour par le bus et lui amenait des œufs au lait, des petits flans. J’y allais le jeudi et ma grande joie était de coller mon oreille sur le petit haut-parleur caché dans un coussin que les malades plaçaient sur l’oreiller pour éviter de déranger leur voisin. Il y avait plusieurs canaux dont un de musique classique et curieusement c’est là que je découvris avec fascination son existence.