Un soir de paie (vers 1960)
Mon père faisait la queue au guichet de l’usine car à cette époque la paie était donnée à la quinzaine, en espèce, les billets étaient agrafés avec le bulletin de paie.
Dès qu’il l’eût reçu, il se mit à l’écart non loin d’un groupe de camarades. Quelle idée lui prit, il se mit à compter ses billets et commenter son bulletin de paie suffisamment fort pour que ses camarades l’entendent:
« Une belle paie cette quinzaine! Ah oui! Une belle paie! » Il s’amusa de l’effet que ces petites phrases produisaient sur ses camarades, il continua:
« Trois heures supplémentaires! Dame, ça augmente la paie tout de suite. »
Il mit l’argent et le bulletin dans la poche intérieure de la veste de son bleu et s’en alla en lançant:
« A demain les gars. »
Les trois gars allèrent directement voir le contremaître et s’insurgèrent:
« Comment est-ce possible que Marcel à trois heures supplémentaires? »
Le contremaître qui connaissait bien mon père et ses facéties tenta de minimiser le problème.
« Ecoutez les gars je vais voir ça! Cela m’étonnerait mais je vais voir ça. »
« Non, non! Nous voulons des explications tout de suite, ce n’est pas normal. »
Ils montèrent à la direction et bien sûr ils obtinrent la confirmation qu’aucune heure supplémentaire lui avait été payée.
Le lendemain matin mon père reprit son travail dans la fosse où se préparait la fabrication d’un moule pour la réalisation d’une pièce de fonte. L’accueil par ses camarades fut plutôt froid.
Le contremaître l’appela:
« Marcel! Viens avec moi! On monte à la direction, ils veulent te voir. »
– A quel propos?
– Tu verras bien! »
Il se demandait bien ce qu’on lui voulait et fut reçu par un responsable de la direction:
« Nous avons eu…quelques problèmes hier soir.. à propos d’heures supplémentaires…nous aimerions savoir…pourquoi vous avez fait courir ce bruit?
– Je voulais simplement leur faire une blague! Rien de bien méchant.
– Nous nous en doutons, nous nous en doutons…vous n’ignorez pas que le sujet est sensible…très sensible…nous pourrions vous donner un blâme…mais nous le ferons pas…par contre nous souhaitons vivement que cela ne se reproduise plus. Vous pouvez disposer. »
Il redescendit à l’atelier et repris son travail. Chacun œuvrant sans un mot.
Au bout de quelques minutes un de ses camarades tenta de rompre le silence :
« Qu’est-ce qu’il te voulait à la direction?
Alors le plus naturellement il répondit :
– Oh pas grand-chose. Ils voulaient savoir comment j’utilisais l’argent de mes heures supplémentaires…