Sur une piste au Zaïre
L’atmosphère était irrespirable dans le bus qui emmenait une quarantaine de marins du « Commandant Rivière » en excursion. Nous allions visiter le barrage hydroélectrique d’Inga, à une trentaine de kilomètres de Matadi sur le Zaïre (Le Congo). Il avait été inauguré l’année précédente par le Président Mobutu Sese Seko dans le cadre de sa politique de développement et de prestige du pays.
La piste était mauvaise et nous étions ballotés d’un côté à l’autre. C’est curieux, à l’heure ou j’écris, je ne revois pas les paysages. Il faut dire que le spectacle était à l’intérieur du bus.
A la radio, depuis vingt bonnes minutes, la chanson à la gloire du Président, un chœur de femmes accompagné de percussions, passait en boucle.
« Mobutu Sese Seko, oh, oh, Mobutu Sese Seko, oh, oh »
Notre chauffeur un grand noir, le torse nu ruisselant, avec un sourire immaculé, se retournait presque entièrement pour nous faire chanter le refrain.
« Allez les marins, on chante!»
Nous reprenions en cœur « Mobutu Sese Seko, oh, oh, Mobutu Sese Seko, oh, oh »
Toutes les cinq minutes, ses responsables l’appelaient avec un radiotéléphone. Parmi les crachotements, les crépitements, les craquements nous entendions dans le haut parleur du bus une voix à peine audible :
« Kinshasa appelle 221 ! Kinshasa appelle 221 ! »
Il baissait la musique et répondait :
« 221 il écoute ! » Il donnait alors sa position.
Pour nous c’était devenu un jeu. Dès lors qu’on entendait « Kinshasa appelle 221 », l’ensemble du bus s’écriait d’une même voix « 221 il écoute » et nous éclations d’un grand rire.
De la main, il nous faisait de grands signes pour que nous nous taisions et qu’il puisse écouter les instructions. Bien sûr nous chantions à tue-tête :
« Mobutu Sese Seko, oh, oh, Mobutu Sese Seko, oh, oh »
La piste dévalait le flanc d’un vallon, dans une longue descente, en ligne droite, très pentue. Nous distinguions dans le fond une rivière.
Un grand cri vint des places situées à l’avant :
« Oh m… les gars, regardez ! »
Nous nous levâmes de nos sièges et nous vîmes qu’en guise de pont, il y avait simplement deux poutres de béton, d’un mètre de largeur, peut-être moins, lancées au-dessus de la rivière. Leur écartement correspondait à celui des roues du bus.
Celui-ci prenait plus en plus de vitesse et notre chauffeur s’est retourné pour nous dire :
« Allez les marins, on chante, Mobutu Sese Seko, oh, oh… »
On entendit crier : « Mais m… regarde devant toi »
Les uns debout, accrochés au dossier du siège précédent, figés de stupeur, les autres en demi-position fœtale, calés dans leur fauteuil près à supporter le choc. Nous passâmes à toute vitesse le « pont », sans encombre. Plus personne ne parlait. Alors nous entendîmes notre chauffeur d’une voix enjouée :
«Alors les marins, pourquoi vous ne chantez plus ? »