Fichier Audio : Au large de Belle-île.
En mer, au large de Belle-Île
La nuit était calme et belle, le ciel montrait tous ses trésors, c’est en mer que j’ai vu les plus belles nuits étoilées. L’absence de lumières de nos villes les fait briller de tous leurs feux.
Nous étions au large de Belle-Île, en attente des essais de vitesse, sur un magnifique paquebot tout juste sorti de la forme de construction des Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire.
Pour faciliter la navigation, la timonerie était dans le noir le plus complet. Seuls les témoins lumineux des différents pupitres et l’image du radar en couleur ponctuaient ces ténèbres. De temps en temps, quelques bips étaient émis par quelques appareils, garants de leur bon fonctionnement.
Dans cette immense timonerie qui était normalement une ruche bruyante, curieusement, à cette heure tardive, nous étions quatre : le capitaine, l’homme de barre, un inconnu le front presque collé à la vitre qui regardait fixement la mer et moi.
Nous étions en marche automatique. Pendant vingt-quatre heures, il était formellement interdit, à quiconque, de pénétrer dans le compartiment machines. Le pilotage devait se faire de la timonerie ou du P.C. machines
Je m’approchai de l’inconnu :
« La mer vous inspire, dis-je sans façon.
– Oui, j’ai été marin voyez-vous. Voilà bien longtemps. Cette courte navigation me permet d’égrener mes souvenirs. »
Il était âgé. À la lueur blafarde de la lune, je voyais ses cheveux blancs, son visage buriné par des rides profondes.
« Marine marchande ou royale ? lui demandai-je.
– Royale. »
Nous fîmes silence, tous deux explorant la nuit. Au loin des feux de navires, des pêcheurs sans doute.
« Moi aussi, dis-je, j’ai passé quelques temps dans la royale, pour mon service militaire.
– Vous étiez embarqué ?
– Oui, sur le Commandant Rivière.
– Un aviso escorteur…
– Oui, dis-je, j’ai fait le voyage Toulon-Papeete pour sa campagne d’application dans le Pacifique en 1973.
– C’est un beau voyage.
– Oui très beau ! J’égrenais lentement, à chaque nom il hochait légèrement la tête : Toulon, les Canaries, Dakar, Matadi, Le Cap, Durban, Diego-Suarez, Diego-Garcia, Djakarta, Nouméa, Futuna, Raiatea, Papeete…
– Diego-Suarez, dit-il pensivement.»
Un long silence s’ensuivit. Le vieil homme semblait naviguer vers quelques souvenirs.
Le capitaine donna l’ordre « Cinq à droite !
– Cinq à droite, répondit le timonier.» Le paquebot vira légèrement sur la droite pour éviter les pêcheurs.
Notre conversation reprit :
« Comment s’appelait déjà cette boite, à Diego-Suarez ? demanda-t-il.
– Il y a en avait plusieurs :la Taverne, le Saïgonnais, le Tropical …dis-je en souriant.
– La Taverne…c’est cela…la Taverne, murmura-t-il.»
À nouveau, un long silence s’ensuivit. Je revoyais le bal à la Taverne où les filles tentaient d’aguicher les matelots et les légionnaires : « Viens chez moi , disaient-elles, j’ai un frigidaire et un ventilateur. » Suprême luxe dans ces chaudes contrées. Elles se louaient à la semaine pour un poulet au coco ou une robe pour le mois. Elles s’occupaient alors dans tous les sens du terme de leur invité. En contrepartie leur subsistance était assurée.
Ma rêverie fut interrompue par une nouvelle question de l’inconnu :
« Quelle spécialisation aviez-vous ?
– Mécanicien, matelot mécanicien, j’étais secrétaire au P.C. sécurité.
– Et vous que faisiez-vous ? lui demandai-je
– Amiral, votre amiral… »