Une soirée à Diego Suarez (Février 1973)
Un de mes amis était prêtre à Diego Suarez (Antsiranana pour les malgaches) et le lendemain de l’accostage du glorieux Commandant-Rivière, je me suis rendu à la cathédrale pour lui rendre visite. Il fut très surpris de me voir. Il m’invita à passer la soirée en compagnie des pères.
Là, j’appris la bonne manière de manger une mangue et même encore aujourd’hui lorsque ma cuillère longe délicatement le noyau pour le séparer de la pulpe, que je découpe celle-ci en carrés réguliers et qu’enfin je retourne la peau pour réaliser une sculpture des plus moderne de dés posés sur une surface courbe, je ne peux m’empêcher de penser à cette soirée dans la salle à manger des pères.
Un peu plus tard, je retrouvais tous les copains à la Taverne, un dancing où l’ambiance selon les dires des anciens était formidable. A peine entré, je fus assailli par de jeunes et ravissantes demoiselles. Je me défis de ces bras entreprenants et rejoignis la bande de copains attablés.
Ils étaient tous en charmante compagnie et à peine assis une jeune malgache très jolie vint m’enlacer.
“Oh les gars je crois qu’on ne va pas s’ennuyer pendant un mois, dit le quartier maître T. une fille dans chaque bras, allez les gars on va danser!” Les rires fusèrent. La fin de soirée fut des plus agréables.
Du fait de sa position stratégique, dès 1885, Diego Suarez devient une importante base navale. En 1962, la Légion s’installe. Le peu de moyen de la population et l’attrait de l’argent facile amené par les matelots et les légionnaires ont généré une prostitution importante. J’avais longuement discuté avec les pères de ce problème.
Un petit nombre de la population voulait sortir de cette situation. Ils œuvraient du mieux qu’ils pouvaient avec des moyens extrêmement faibles.
On me proposa de rencontrer Jean-Baptiste*, un garçon de mon âge, qui militait au sein d’une organisation chrétienne.
Il m’emmena au centre social. Il était très fier de me montrer la nouvelle salle de formation au secrétariat… au centre d’une petite pièce trônait, une petite table d’écolier avec sa chaise et poser dessus une machine à écrire d’un très vieux modèle. J’étais navré, je mesurais le chemin encore à accomplir.
Nous nous rencontrâmes souvent et devinrent amis. Je m’enquis des conditions de vie de la population et mesurai le fossé entre les malgaches et les français. Un jour je l’ai invité dans un restaurant. Il était tout étonné de se trouver ainsi à une terrasse avec les français. C’était la première fois, avec son salaire cette fantaisie était impensable. Nous mangeâmes une côte de porc avec des haricots et bu une bière.
Nos longues conversations et la confiance qui s’était installée entre nous nous ont permis d’aborder des sujets politiques. J’appris que Jean-Baptiste était un des opposants à l’ex-président Tsiranana, favorable aux intérêts français. Ce dernier venait de quitter le pouvoir après des mouvements de contestations de la population et la grève des étudiants.
Nous abordâmes, bien sûr, la présence française. Avec naïveté je lui vantais les avantages que la France avait amenés à ce pays.
“Bien sûr, bien sûr…” répondit-il à mon discours, poliment sans conviction.
Il me donna rendez-vous, un soir, à la coupée du bateau pour, selon ses dires, me montrer quelques petites choses intéressantes.
Habillé de blanc, bachi** sur la tête je marchais à côté de lui.
“ Où allons-nous? Demandai-je
— Dans le quartier où habite ma famille
— C’est loin?
— Pas très, tu verras.”
Après avoir traversé le centre ville, nous nous engageâmes à travers un quartier populeux dans des ruelles étroites, sombres, éclairées par la lumière provenant de l’intérieur des cases à travers les ouvertures.
De temps en temps, Jean-Baptiste, répondait aux interrogations des gens assis devant leur porte. Je compris très vite qu’elles me concernaient; je n’étais pas le bienvenu et elles devaient se traduire par :
“Que fait ce vasa ici?” “Pourquoi l’amènes-tu?”
Mais en aucun cas je me sentais en danger.
Devant une porte il s’arrêta et m’invita à entrer. Une odeur difficile à soutenir me fit hésiter à pénétrer plus avant. Une lampe à pétrole éclairait une pièce de 9 à 10 m² où s’entassaient sept à huit personnes. Dans un coin une paillasse et je distinguai un corps, une femme en position fœtale, d’une maigreur à peine concevable.
Jean-Baptiste, gentiment, m’invita à entrer d’une légère pression de la main sur mon dos. Je pris sur moi, je passai le seuil et d’un hochement de tête je saluai les personnes présentes, ils me répondirent en souriant.
“C’est ma tante, elle a attrapé une mauvaise maladie, elle se prostituait pour nourrir ses enfants. Elle vivait avec un militaire, il l’a frappée et jetée dehors en apprenant sa maladie. Nous n’avons aucun moyen pour la soigner.
La malade a ouvert ses yeux fiévreux, elle me regarda et tenta un sourire. Elle devait être une de ces jolies petites ramas qui faisaient danser les matelots à la Taverne.
“Tu viens baiser chez moi? j’ai un ventilateur et un frigidaire.” disaient-elles.
Le regard de cette femme hante ma mémoire lorsque j’écris ces lignes.
“Viens, me dit Jean-Baptiste, nous allons continuer la visite.”
Je saluai d’un hochement de tête mes hôtes, ils me répondirent et je me retrouvai dans cette ruelle glauque. Nous marchions côte à côte, je ne disais pas un mot. Parfois nos regards se croisaient mais je ne voyais ni haine, ni reproche.
Il s’arrêta à nouveau devant une porte, et m’invita à entrer. Je poussai le rideau rouge crasseux. C’était une pièce de dimensions sensiblement identiques à la première où s’entassaient des enfants et des adultes. Je les saluai de la même manière. Dans un coin, une très jeune femme tenait un enfant dans les bras, le petit corps blotti contre son sein; il me paraissait très mal en point.
“C’est le fils d’un de mes amis…la malaria, nous avons eu une aide des religieuses mais la malnutrition, la misère aura raison de lui.”
Il sortit, je le suivis.
“Tu vois, poursuivit-il en marchant, dans chaque case de cette rue on rencontre la même misère. Nous allons entrer ici…”
Il se retourna vers moi, vit mon air défait, mon désarroi.
“J’avais encore des choses à te montrer, mais je crois que la visite va s’arrêter là, me dit-il en me mettant la main sur l’épaule, et puis il se fait tard.”
— Pourquoi m’as-tu emmené ici?
— Je voulais te montrer notre misère, les bienfaits de la présence française. Je sais que tu ne peux pas faire grand chose mais il faut que tu parles aux militaires et en France ce que tu as vu. Bientôt Michel, il y aura du changement…bientôt…j’en suis sûr.”
Un grand cri déchira le silence de la ruelle. Un grand frisson courut sur mon dos.
“C’est la femme, l’enfant est mort, me dit simplement Jean-Baptiste, c’était son premier enfant…”
Nous retournâmes en silence vers le bateau. Ce soir là mon bel uniforme blanc m’avait semblé dérisoire. Nous partions le lendemain matin et la poignée de main près de la coupée du navire fut plus longue, plus marquée.
En 1972, la légion quitta définitivement la région suivie, précipitamment, quelques années plus tard, par les forces navales mais les années qui suivirent furent encore plus terribles pour les malgaches. Des années d’incuries politiques ont fait de la grande île un des pays les plus pauvres du monde.
Du changement ? Bientôt, Jean-Baptiste, bientôt… peut-être.
*Prénom inventé
** Bachi : Bonnet du marin dans l’argot de la marine française.