Histoire de Brière (1981)
À la sortie de l’IUT, j’avais été approché par un Groupement Intérêt Économique d’artisans, œuvrant dans la construction et la rénovation de maisons individuelles, pour mettre en place un bureau d’études. Le maire d’une petite ville de Brière avait alors contacté ce même G.I.E pour aider une famille nécessiteuse. On me demanda si je pouvais réaliser l’étude d’une extension de leur maison en me précisant que leur situation était des plus catastrophique.
Il m’a fallu un peu de temps pour trouver leur maison bien qu’elle fût, comme partout dans les îles de Brière, perpendiculaire à l’ancien chemin de ceinture de ce qui fut une île. Elle n’était pas très avenante : une porte basse, une petite fenêtre sur la façade par endroits décrépie et marquée, çà et là, de tâches blanches, restes d’un ancien ravalement.
Une femme petite, ronde, les cheveux grisonnants en bataille, vêtues d’une robe noire à fleurs blanches et d’un tablier bleu m’ouvrit et me fit entrer.
Les murs, les poutres du plafond étaient couverts de suie. Au fond une cheminée où un feu ouvert brûlait sous une marmite posée sur un trépied. Le sol était de terre battue et présentait des trous et des bosses montrant que sa réfection n’avait pas été faite depuis longtemps. Une ampoule électrique nue, pendue à une poutre, donnait une lumière blafarde.
Au milieu de la pièce, une longue table, couverte d’une toile cirée rouge, flanquée de deux bancs de bois. Une gravure du Cœur Sacré de Jésus, piquée de taches jaunâtres, munie de son rameau de buis, était accrochée au mur. Adossées à leur mur respectif, sur la longueur, deux armoires anciennes en merisier se faisaient face.
On me pria de m’asseoir. Il m’était difficile de poser mon porte-documents : des taches de café, de vin maculaient la nappe. D’un geste ample, avec son torchon, la maîtresse de maison les essuya, faisant voler le liquide sur le sol, sur le banc et quelques gouttes …sur mon pantalon.
Assis sur le banc, en face moi, deux petits enfants me regardaient la morve au nez, le visage sale. Le plus jeune avait dû pleurer, les traces de la coulée des larmes avaient délavé la crasse. Derrière eux, debout, une petite fille d’une dizaine d’années les cheveux sales, raides, coupés au carré, suivait tous mes gestes de ses yeux bleus fatigués.
Au fond de la pièce, dans un fauteuil, une vieille femme habillée de noir, se tournait les pouces en me dévisageant.
“Que vient faire ce jeune homme ? demanda la vielle.
— Il vient pour l’extension de la maison grand-mère répondit la mère.
— Tu vas encore dépenser des sous !
— C’est à cause de vous, grand-mère, ces dépenses, dit-elle sèchement. »
La mère vint s’asseoir à côté de moi. Elle sentait le rance des personnes négligées. En quelques mots, elle me décrit ce qu’elle souhaitait. Je pris des notes, réalisai quelques croquis préliminaires.
“Combien prenez-vous pour l’étude ?” me demanda-t-elle.
Je regardai les trois enfants, les voyant dans une telle pauvreté, je fus pris de pitié. Comment pourrais-je ne pas aider cette famille? Je leur demandai une somme dérisoire: 1000 francs pour couvrir les frais occasionnés.
Je montai l’ensemble du dossier et revint quelque temps après pour faire signer le plan et compléter la demande du permis de construire.
“Avez-vous un plan de financement ? Faites-vous un crédit ?
— Non, non pas de crédit, c’est inutile. Combien vous doit-on ? me demanda la mère.
— 1000 francs comme convenu.
— Vous êtes sûr, pas plus ?
— Non, non, ça ira. »
J’avais un sentiment naissant de m’être fait avoir.
La mère se leva, ouvrit à demi son armoire, sortit une boite à gâteaux : elle était pleine à ras bord de liasses soigneusement rangées de billets de 100 francs.
La grand-mère dans son fauteuil s’adressa à la mère :
« Le jeune homme ne veut peut-être pas la monnaie… »
Elle se leva péniblement, se traîna vers l’autre armoire, prit sa clé pendue à son cou avec une ficelle, méfiante, elle entrouvrit la porte et tira une boite de gâteaux : celle-ci, elle aussi, était pleine… de liasses de billets de 500 francs.
Je pris mes deux billets et me sentit flouer. J’avais appris une chose ce jour-là : il ne faut pas confondre misère et saleté…