Un soir sur le Nil
Le Beau rivage sur lequel nous effectuions une croisière glissait lentement sur le Nil. Nous avions subi quelques heures auparavant*, bien que nous fussions au mois d’août, une violente averse et un brouillard assez dense subsistait sur le Nil.
Nous étions partis de Louxor et nous allions à Assouan. À mi-chemin, il est nécessaire d’affaler les tauds** et les mâtereaux du pont promenade pour passer sous le pont d’Edfou. Ceux-ci sont installés sur des portiques pourvus de charnières à leurs pieds permettant à tout l’ensemble de basculer facilement.
Pendant l’averse, nous étions tous descendus au pont inférieur mais informés par le personnel du bar de l’imminence de la manœuvre Marlyse et moi sommes remontés sur le pont promenade. Rompus à cette pratique, les hommes d’équipage affalèrent tous les équipements en quelques minutes.
Pour assister au passage, abrités sous une bâche, nous nous sommes assis sur le pont promenade avec quelques matelots. Nous avons pu ainsi faire connaissance. L’un d’eux, Ahmed, parlait l’anglais et traduisait. J’appris qu’il habitait Louxor, avait deux enfants et travaillait depuis quelques années comme matelot sur ce navire.
Lentement le bateau s’engagea sous le pont ; c’était très impressionnant : le haut de celui-ci passa à quelques centimètres de la poutre de béton.
L’obstacle passé, Marlyse descendit à notre cabine ; les tauds et mâtereaux furent remis en place. Lorsque tout fut en ordre, Ahmed m’invita à descendre à la timonerie pour boire un thé, ce que je fis avec plaisir.
Elle faisait la largeur des superstructures mais était assez étroite. Les parois étaient lambrissées et vernies. Sur l’avant, un comptoir courait sous les baies vitrées. À part une radio, je ne voyais aucun appareil de navigation. Au milieu, le raïs en djellaba blanche assis sur une haute chaise pilotait le navire avec une barre à roue en bois vernie. Il avait hérité cette charge de son père et était habilité à naviguer que sur une portion du cours du Nil. Il parlait anglais.
Ahmed m’offrit un thé particulièrement parfumé ; j’étais bien ; il me semblait que je me fondai dans cet univers. Calé dans un coin, je ne souhaitai rien déranger dans cet instant magique. Nous restâmes un bon moment sans parler. Il me semblait vivre un des rêves de mon enfance mais sur un Nil différent : un brouillard assez dense avait envahi le fleuve et la visibilité était très réduite.
« Ce n’est pas facile de naviguer à vue avec un tel brouillard, dis-je au raïs, un radar pourrait vous aider.
– Je n’en ai pas besoin, nous sommes sous la protection d’Allah.
– Bien sûr, bien sûr, dis-je d’un ton que je voulais naturel. »
Il devina mon incrédulité, il me regarda et me sourit malicieusement.
Il fit un geste vers Ahmed, son assistant. Celui-ci introduisit une cassette dans un lecteur. Une voix mélodieuse récitant une sourate du Coran emplit l’espace donnant encore plus de profondeur à l’instant. J’étais subjugué. J’aime cette musique, elle est pour moi synonyme de caravanes, d’oasis, de villages perdus dans la montagne comme d’ailleurs un raga de la musique indienne me laisse entrevoir des temples, une forêt tropicale, des moments de paix intérieure. J’aime ces musiques d’ailleurs….
On m’offrit un autre thé ; je me laissai aller à la rêverie…
Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement :
« Bon alors ! voilà bientôt une heure que je te cherche ! la soirée déguisée commence ! tu n’es pas encore prêt !
C’était Marlyse qui s’impatientait.
– Oui, oui j’arrive tout de suite, dis-je »
Nous n’avons pas toujours les mêmes centres d’intérêts et la perspective d’une soirée de ce genre ne m’emballait pas vraiment mais… c’étaient aussi ses vacances.
Je remerciai Ahmed pour son thé et pris congé à regret du raïs.
« Reste donc avec nous ! me dit Ahmed.
– L’Islam a du bon… parfois, me dit le raïs malicieusement. »
Je ne répondis pas mais je leur souris avec un petite geste d’impuissance…
* Voir « Sur le Nil (Août 2010) ».
** Abris en toile sur un bateau.