Diego Suarez du 30 janvier au 11 février 1973

 

DiegoSuarez

 

Diego Suarez, le 30 janvier 1973

Les gens en ce moment discutent sur les escales à venir et les jours de mer. Lorsque nous allons quitter Diego nous aurons 22 jours consécutifs de mer. C’est très long. Le courrier sera à Perth en Australie. Ça va être très dur et je ne suis pas tranquille pour ma mère.

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Je reprends ma lettre ce soir, plus reposé. Je suis allé voir un film dans un cinéma de quartier. En passant devant, j’ai vu qu’il passait « Roméo et Juliette » adapté de la pièce de William Shakespeare *. La salle ressemble à la salle de patronage de mon enfance. Des rangées de bancs, une toile blanche en guise d’écran. Elle était pleine à craquer et j’étais le seul blanc mais personne n’a semblé prêter attention à ma présence.

Quelle merveilleuse œuvre qu’est Roméo et Juliette, pleine de poésie, dramatique aussi. La poésie c’est ce qui me manque le plus ici. Les dialogues étaient très beaux, riches de ces tournures d’ancien français.

Ce dont j’ai le plus souffert ce sont les spectateurs malgaches dans la salle. Des rires fusaient en continu à chaque réplique, ils ne sont pas habitués à ce genre de dialogues. Pour eux certainement ce film a été une joyeuse plaisanterie.
Pour ma part j’aime la beauté de ce langage, les mille nuances et la mise en scène du film. Quel dommage ! ils ont un peu gâché mon plaisir.

Toi qui es auprès de ma mère, comment va-t-elle ? sens-tu du mieux ? j’aimerais tant être auprès d’elle. L’inquiétude ronge le moral le plus fort.

Il pleut, une chaleur moite, envahissante règne. Ça ne va qu’un temps de se balader à travers les bidonvilles…. et cette odeur de mangue ! Je suis pressé de repartir en mer. Il me semble que les jours passeront plus vite.

* de Franco Zeffirelli en 1968

Diego Suarez, le 31 janvier 1973

Encore un soir comme les autres, de la musique dans le poste, des gars écrivent ou jouent aux cartes en écoutant la musique du bord. La « pop » est une drogue dont certains ont besoin pour échapper à cette maison de tôles, de tableaux électriques, de tuyaux et conduits de ventilation. C’est curieux, c’est aujourd’hui que je prends conscience de cet état de chose.

Sur la cloison du petit carré, un dessin non terminé représentant une fille sur une plage près d’une pirogue. C’est la seule présence féminine du bord* et en mer, souvent, nous jetterons un petit coup d’œil vers sa silhouette pour se rassurer que les filles ça existent encore. Au départ on voulait une tahitienne mais elle ressemble plutôt à une bretonne bronzée sur une plage à Tahiti.
Que fais-tu en ce moment ? tu dors sûrement… peut-être pas… car par rapport au décalage horaire (il est 22 h 30 et à Trignac 20h30) Je vis avec deux heures d’avance sur toi. Je commence le travail à 7h00, toi tu dors encore. Lorsque je déjeune (11h00) tu commences à peine ta journée.
Ce soir je voulais aller voir à l’hôtel de ville (lapan’ny tanana en malgache) des danses de Nouvelles-Hébrides mais je suis arrivé trop tard, les gens sortaient. Bof ! on verra cela une prochaine fois. Surtout que nous y faisons escale.
Encore 94 jours avant de mettre le pied sur notre bonne France. Ça vient n’es-ce pas ! Ici le temps parait long. Diego est une ville assez plate et les distractions sont rares.

* La porte, côté intérieur, de la cabine du commandant en second était décorée elle aussi d’une naïade. Celle-ci avait été peinte je crois par mon ami Pascal, la nôtre par un mécano du poste.

Diego Suarez, le 06 février 1973

Je viens de recevoir le télégramme de ta mère. Je suis inquiet car il est porteur de très mauvaises nouvelles. Le commandant, à ma demande, a cherché par tous les moyens de me faire débarquer pour revenir quelques jours. Il a vraiment été très bien. Voilà un jour qu’il « drague » dans tous les bureaux. Il m’a appelé cet après-midi pour me faire part de ses investigations. Je ne crois pas que je puisse revenir en France pour voir maman car la moitié du voyage est à mes frais soit 200 000 francs anciens et je saurais si c’est possible que demain. Il a promis de m’aider financièrement. C’est un chic type. Tu sais à bord nous sommes une grande famille et d’après la commandant tout le monde m’aime bien et partage ma peine. Il m’a donné de l’argent pour que je puisse envoyer des télégrammes. Je ne sais pas comment je vais m’y prendre pour le rembourser.
J’ai hâte d’être auprès de toi, d’être auprès de mes parents car les distances sont si grandes (12 000 km). En France ce n’est pas la même chose, on prend le train et puis voilà ! Je suis triste ce soir, je n’ai pas envi de dormir, je n’ai pas envi de lire, j’ai envi d’être seul avec moi-même d’être près d’elle par la pensée.

Diego Suarez, le 08 février 1973

J’ai reçu le télégramme de mon père, le malheur a voulu qu’elle meure loin de moi. Je regrette tant de l’avoir fait souffrir inconsciemment. Ô ! petite mère où est ce visage baigné de larmes qui me regardait partir et qui savait, j’en suis certain, que tu me reverrais plus.

Elle m’a donné la vie, ses longues veillées à mon chevet, sa continuelle attention à me guider dans la vie depuis mes pas jusqu’à mon entrée dans la vie active. Tout cela restera au fond de mon cœur.
Ma petite mère qui avec dévotion gardait notre foyer, a mon père, mes frères et moi, je n’entendrais plus sa voix me réveiller le matin, je n’entendrais plus son pas léger arpenté la maison, chantonner, je ne verrais plus son visage à la fenêtre me guetter à côté de Myrse*, qui était la compagne des longues journées d’attentes.
Elle était si douce, si gentille, si pleine d’attention pour nous tous. Ses yeux étaient pleins d’amour mais aussi de tristesse. Jamais je ne pouvais lui mentir, un simple regard et elle voyait au fond de mon âme, elle décelait le moindre problème.
Elle partageait notre réussite dans la vie, elle était heureuse d’avoir donné naissance à des enfants qui se débrouillaient, somme toute, très bien.

Dispense à mon père chéri toute l’attention, toute la tendresse que je suis en mesure de lui donner
Demain à 14h00 (heure de paris) une messe sera dite, dans une petite chapelle de Diego.

* Une petite chienne blanche.

 

Diego Suarez, le 11 février 1973

Je suis allé faire un tour à Ramena où j’ai pris quelques photos.
Demain c’est le départ : Adieu Diego ! C’est une ville où il ne faut pas rester trop longtemps. C’est une ville que je ne porterais pas en mon cœur, je ne la regretterai pas.
C’est une escale où j’ai eu très mal. *

Je te communique les escales :
Diego-Suarez, appareillage le 12 février
Diego-Garcia (Iles Chagos) 16 au 19 février.
Djakarta (Indonésie) 25 février au 2 mars.
Nouméa : 15 mars au 27 mars.
Papeete le 5 avril
La quille entre le 1er et le 7 mai.

* La découverte de la misère par Jean-Chrysostome, (voir article Une soirée à Diego Suarez (Février 1973)) la mort de maman m’avait beaucoup affecté. J’ai été très bien entouré par les gens du bord. J’avais hâte de quitter cette ville car je reportais sur elle toute mon amertume.

Le temps passant, les mauvais souvenirs s’étant estompés, je repense à Diego avec mélancolie.

A propos Michel-Claude Mahé

Je suis un retraité éternel apprenant. Passionné d'histoire, de dessin, de philosophie, de mathématiques, d'informatique...
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