Le jumelage

Note de l’auteur : cette nouvelle est ma contribution mensuelle au collectif artistique « Breuder ar Ster ».  Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.

Le jumelage

C’est la fête dans cette charmante petite ville de Bretagne. Elle célèbre ses dix ans d’amitié avec sa jumelle allemande. Au cours du temps, de solides liens se sont créés entre les différentes familles ; on se connaît, on s’apprécie.
Les Allemands sont arrivés la veille au soir et c’est le premier déjeuner en commun. La salle se remplit doucement. Elle a été décorée avec soin par quelques membres du comité avec des petits drapeaux aux couleurs des deux pays. Dans sa largeur, ils ont disposé de longues rangées de tables, recouvertes de nappes blanches avec leur centre un chemin de table aux couleurs nationales des deux pays. Les dames de la Société d’art floral ont confectionné de magnifiques bouquets.

Le père Jean est arrivé de bonne heure. C’est l’adjoint à la culture qui est passé le prendre. Après l’avoir installé dans un fauteuil non loin de la tribune, où auront lieu tout à l’heure d’ennuyeux et nécessaires discours, il est allé, avec le maire, accueillir les invités. Une poignée de main, un petit mot pour chacun, une petite tape sur l’épaule, parfois une accolade pour certains.

Le père Jean, malgré ses quatre vingt quinze ans passés, est relativement alerte pour son âge. Il vit seul dans une belle maison, tout en granite, en face de l’église. Chaque jour on lui amène ses repas et plusieurs fois par semaine une jeune auxiliaire de vie passe quelques heures avec lui. Il affectionne particulièrement les longues promenades le long du canal dans un fauteuil roulant, les parties de Scrabbles où ma foi il se défend encore et, ses yeux lui faisant maintenant défaut, lorsqu’au coin du feu elle lui fait la lecture. Il choisit souvent des récits de sa Bretagne, Le Cheval d’orgueil de Pierre-Jakez Hélias, Un recteur de l’île de Sein de Henri Queffelec. Il aime cette voix juvénile emplir la pièce, elle sait y mettre les sentiments et le ton, elle joue avec les intonations et sait interpréter une mer en furie, une pensée intime, une rage contenue… Elle a un don cette petite se disait-il souvent.

Le père Jean est un bavard, il aime parler de son passé, de son métier de tailleur de pierre et vous parlera sans discontinuer comment attaquer tel granit ou tel marbre ou vous narrera quelques anecdotes de ses chantiers.
Il avait appris les rudiments de cet art dans l’entreprise de son père, puis ce fut la guerre, la mobilisation et cinq ans de captivité ; le lot quotidien de nombreux jeunes hommes de l’époque.
À son retour il avait repris l’activité familiale, l’avait développée en créant une petite unité de fabrication de parpaings. De par sa position de décideur, d’acteur économique il prit part naturellement à la vie de la commune. Une existence qui pourrait sembler à chacun bien remplie mais il n’avait pas fondé de famille et il se sentait maintenant bien seul.

Il est là, assis dans son fauteuil, chacun venant le saluer, lorsqu’à travers les transparences faites par les invités, il voit entrer dans la salle un homme en fauteuil roulant poussé par un homme d’un certain âge, d’une haute stature, très strict dans son costume bleu pétrole. Toute une famille l’entoure, une femme d’un certain âge elle aussi, sa femme pense-t-il, un couple de jeunes gens et deux petites filles. Le maire et l’adjoint se précipitent et les accueillent avec une grande déférence. « Tiens ils ont amené un p’tit vieux. » se dit-il.
C’est alors qu’une femme vient lui boucher la vue pour venir le saluer. Il lui répond vaguement tout en se penchant pour essayer d’apercevoir les nouveaux venus mais celle-ci se déplace à nouveau craignant de n’avoir pas été entendu. Lorsque, enfin, elle se retire, ils étaient rentrés.
Lui, il avait toujours refusé d’effectuer le voyage vers l’Allemagne prétextant qu’il était trop âgé pour effectuer un tel périple. Mais secrètement il n’avait pas envie d’y aller, cela lui rappelait de très mauvais souvenirs. D’esprit ouvert, il trouve formidable un tel rapprochement, c’est une vraiment une très bonne chose mais il s’en tient là.

Un mouvement de foule s’opère, c’est le moment des discours. Le père Jean se lève, on l’aide à déplacer son fauteuil pour le mettre devant le pupitre. D’un geste,  par-delà le cercle formé par les invités, le maire invite quelqu’un à se rapprocher, à se mettre devant. La foule s’écarte et on place le vieux monsieur en fauteuil près de lui. Jean le salue d’un hochement de tête, l’autre fait de même.
Le maire remercie l’assemblée et fait part de sa joie de voir ainsi réunis les habitants des deux villes pour la dixième fois et qu’il est particulièrement heureux de voir côte à côte deux anciens de nos deux villes, Jean C. et Hans J. grand-père d’une famille nouvelle venue dans le jumelage.

Les orateurs se succèdent les uns après les autres, on met de l’humour, de la gentillesse, on se félicite, se congratule, s’offre des cadeaux et enfin on invite à passer à table.

On avait pris soin de placer Jean et Hans au plus près l’un de l’autre, ce dernier en bout de table pour un accès facile avec son fauteuil.
Les deux protagonistes se regardent un temps. Aucun d’eux n’ose engager la conversation. C’est la jeune femme en face de Jean qui rompt le silence :
– Mon beau-père parle un petit peu le français. Si vous parlez lentement il le comprend très bien. Il a fait ses études à Paris puis il est retourné à Munich pour reprendre la fabrique familiale.
Hans hoche la tête pour acquiescer. Son mari à côté d’elle demande une traduction, ce qu’elle fait. Involontairement, un frisson parcourt Jean. Il ne peut empêcher ce réflexe à chaque fois qu’il entend les accents de cette langue. La jeune femme s’en aperçoit :
– Vous ne vous sentez pas bien ? vous avez froid ?
– Oui, un petit courant d’air, répond-il.
– Je vais vous chercher une couverture dans la voiture.
Avant même qu’il ait prononcé un mot, elle a disparu. Elle revient avec deux plaids écossais qu’elle met sur les épaules de Jean et de son beau-père.
Jean, touché de temps de sollicitude, bredouille :
– Merci, il ne fallait pas, puis il continue, que faisait votre beau-père ?
– Dans la mécanique, et vous ? répondit le grand-père.
Sa voix est un peu rauque. Son visage bien que marqué par la vieillesse est très beau, un front haut, les yeux d’un bleu profond, les pommettes saillantes, la mâchoire puissante. Jean ne peut pas s’empêcher de penser « un arien ».
– Dans la maçonnerie, oui j’ai repris l’affaire de mon père après la… après la guerre.
Hans le regarde, tous deux hochent la tête plusieurs fois.
– Saloperie de guerre dit Jean
Hans hoche à nouveau la tête, sans mot dire.
Jean se met à raconter sa vie :
– À mon retour d’Allemagne, ma fiancée de l’époque, Paulette, était partie avec un maquignon de deux fois son âge. Un peu par dépit et surtout pour me faire un peu d’argent, je suis parti à Brest avec deux compagnons et un camion de mon père. Le travail ne manquait pas. On a travaillé au déblaiement puis à la reconstruction. J’aimai bien cette ville.
J’ai fait la connaissance d’Amélie, une fille de Chateauneuf-du-Faou, elle était serveuse dans un bar ; un peu délurée, mais je l’aimai bien.
Dans les années cinquante, mon père se faisant vieux me demanda de reprendre l’affaire. Je suis revenu ici avec Amélie. Elle n’a pas pu s’habituer à la vie campagnarde et un jour elle a disparu.
Pendant qu’il parlait, toute la tablée s’était levée pour danser l’an dro. Seuls Jean et Hans étaient restés assis.

– Où étiez-vous en Allemagne ? demande Hans.
Jean ne voulait surtout pas embrayer sur cette période mais puisqu’il l’aborde il ne se fait pas prier.
– En Westphalie, et vous ?
– À Belzec, en Pologne. Je me suis blessé à la jambe et on m’a rapatrié à Berlin où j’ai terminé la guerre dans des bureaux.
Belzec, ce nom il l’avait lu ou entendu quelque part… pourquoi lui semble-t-il si familier ?
– La Pologne, il faisait très froid là-bas…dit Jean
– Oui, très froid, très froid.
Chacun d’eux, un temps, s’évade dans ses pensées.
– Comment vous êtes vous blessé ?
– En tombant d’un mirador, répond Hans.
Ce dernier mot, d’un coup, lui permit de faire la relation avec Belzec… un camp. Envahi par l’émotion Jean est pris de malaise, s’affaisse et tombe brusquement de sa chaise. Hans appelle à l’aide et tout le monde se précipite pour porter secours.
– Was ist passiert ? (Que s’est-il passé ?) demande la bru au grand-père.
– Ich weiß nicht ; sicherlich eine Kälteeinbruch… (Je ne sais pas ; un coup de froid sans doute….) répond Hans.

Montoir-de-Bretagne – Janvier 2015

A propos Michel-Claude Mahé

Je suis un retraité éternel apprenant. Passionné d'histoire, de dessin, de philosophie, de mathématiques, d'informatique...
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