Une soirée à Djakarta (Mars 1973)
Avec trois camarades, c’était décidé, ce soir nous irons au steam-bath avec massage. Pour les marins chaque port à ses mythes et pour Djakarta c’est « steam-bath ». Ce genre de soirée était d’après eux incontournable.
C’est à bord de deux cyclo-pousse, sorte de triporteur muni d’un banc à l’avant aux côtés richement décorés, d’une capote et d’un conducteur toujours tout sourire pédalant à l’arrière, que nous avons parcouru les rues de Djakarta.
Les années passant il me reste un vague souvenir des lumières de la ville et de l’atmosphère de ses quartiers sulfureux. Nous nous sommes arrêtés devant une bâtisse avec un grand néon bleu « Steam bath » sur la façade.
Dans le hall d’entrée, les masseuses, toutes jeunes et jolies, étaient dans une pièce aux parois de verre pour que les clients pussent facilement les choisir. Chacun porta son dévolu sur une charmante demoiselle et elle nous conduisit chacun dans un petit salon.
Bain dans une eau parfumée, massage, puis poudrage parfumé de tout le corps : voilà le programme ! La vue de cette jeune femme quelque peu dévêtue provoqua en moi quelques émois mais elle les réprima habilement en effectuant, en me souriant, un point de compression qui comme par magie élimina avec regret cette envie somme toute naturelle.
Nous nous retrouvâmes sur le trottoir une petite heure après, chacun commentant cette expérience avec force descriptions.
Nos deux cyclo-pousse nous attendaient patiemment. Nous nous installâmes et un de nos conducteurs nous posa la question :
« Where do you go? (Où voulez-vous aller ?) et un de nous de répondre :
– Wherever you want, provided there girls! (Où tu veux, pourvu qu’il y ait des filles !) »
On fit la course entre nos deux cyclo-pousse en encourageant notre conducteur respectif par de grands « Pousse ! » « Pousse ! » correspondant à chaque tour de pédales et par de grands cris de désapprobation ou de contentement lorsque que l’un ou l’autre prenait la tête. On se mit à chanter la chanson du Rivière haut et fort, suivit de la Marseillaise dont nos conducteurs connaissaient quelques brides, Jeanneton fut aussi du voyage ainsi que quelques autres chansons bien françaises. Nous nous laissions rouler ainsi sans nous préoccuper de la route.
Bientôt les cyclo-pousse stoppèrent dans une rue plutôt sombre devant une ruelle de peut-être quatre-vingts centimètres de large. Deux personnes ne pouvaient pas se croiser et si c’était le cas elles auraient dû, toutes deux, se mettre dos au mur.
Les conducteurs nous invitèrent à y pénétrer. Nous étions quatre, aucun d’entre nous ne se sentait en danger.
Au bout de la ruelle, nous pouvions distinguer une petite place avec en son centre une bâtisse carrée avec un étage. Autour de la place des masures faites de bric et de broc ; aucun doute, nous étions dans un bidonville.
On nous fit entrer dans la bâtisse et nous prîmes un escalier vermoulu qui donnait sur une pièce assez grande, éclairée par deux mauvaises lampes à pétrole, meublée de quatre fauteuils en rotin autour d’une petite table, elle aussi en rotin. Les murs, excepté celui ou était adossé l’escalier, étaient percés d’une porte en leur milieu.
Une femme maquillée à outrance nous fit asseoir et nous demanda ce que nous désirions boire. Nous prîmes tous une bière.
Tout autour de nous la salle se remplissait, les voisins du bidonville certainement. Ils parlaient entre eux provoquant un brouhaha un peu comparable à celui d’une salle avant que le spectacle ne commençât. Pour ma part c’est à partir de cet instant que je me sentis mal à l’aise. Je regardai avec interrogation mes camarades, je perçus dans les regards échangés que nous étions tous sur le qui-vive.
La femme maquillée appela dans la cage d’escalier. Une jeune femme monta et se plaça devant nous. Elle la fit tourner sur elle-même pour que nous puissions apprécier les formes somme toute agréables.
Un de mes camarades se tourna vers les deux conducteurs leva son bras, poing fermé et pouce levé pour signifier son contentement. Nous buvions notre bière, amusés par le spectacle. La tenancière fit quelques gestes censés vanter les charmes de la jeune personne. Devant ses mimiques « Regarde comme elle est jolie ». Nous fîmes non de la tête.
Elle fit alors venir une seconde, un peu plus jeune, la mit en valeur de la même façon. Devant notre manque de réaction, elle en vit venir une troisième, puis une quatrième, parfois elle remontait leur longue jupe pour nous faire découvrir leurs cuisses.
Alors la salle se tut petit à petit, un silence s’installa. Mon regard croisa celui du conducteur de pousse-pousse ; il me fit quelques mimiques signifiant : « Mais qu’est-ce que vous faites ? Allez-y bon sang ! »
On fit alors venir une très jeune fille de dix à onze ans. La tenancière lui dégrafa son corsage pour découvrir deux petits seins juvéniles. Nous étions pétrifiés, les choses prenaient une drôle de tournure. Je me sentais très mal et me demandait comment nous pouvions nous sortir de ce guêpier. Je cherchais dans la foule les conducteurs, ils avaient disparu. La chaleur moite de la pièce, ces gens silencieux aux regards hostiles, seuls dans un bidonville, la situation pour nous devenait très difficile.
En dernier lieu la femme fit venir un petit garçon alors un de nous se leva, les autres suivirent, et presque mécaniquement, en regardant droit devant nous, nous nous sommes dirigés vers l’escalier. La salle alors s’emplit de cris haineux, hostiles ; des poings se levèrent. Dans l’escalier des gens nous forçaient à descendre dos au mur, quelques coups furent portés, des crachats fusèrent. Nous avons réussi tant bien que mal à atteindre la sortie.
Dehors, les conducteurs, qui avaient appréhendé la situation, étaient sortis avant nous de crainte, certainement, eux aussi, de se faire prendre à partie. Ils nous hélèrent à l’entrée de la ruelle, nous courûmes vers eux.
On embarqua rapidement dans les pousse-pousse. Notre conducteur en pédalant criait : « You’re crazy! You’re crazy! (Vous êtes fous ! vous êtes fous !) »
Sur le chemin du retour, vers le bateau, peu de mots furent échangés. Selon les conducteurs nous avions eu de la chance ; nous nous en tirions à bon compte ; nous aurions pu prendre une solide raclée et être dévalisés. Comment ne pas les remercier de nous avoir tirés de ce mauvais pas.
Bien plus tard, confortablement installé dans mon fauteuil, je regardai à la télévision le film « Les trottoirs de Manille » je ne pus m’empêcher de penser à cette histoire, elle m’avait inspiré et elle m’inspire toujours un sentiment de tristesse, de dégoût . Se peut-il encore aujourd’hui que des enfants soient ainsi mis en vente ?
Bonjour Michel,
il m’est arrivé la même aventure, je ne sais plus avec qui, nous avons du avoir la même frousse que toi 😉
Bonjour Omer, c’est vrai que nos histoires sont souvent similaires. A bord, les engagés emmenaient les appelés en soirée et je pense que c’était dans ce cadre là. Je ne me souviens plus des noms des gars.